Ecriture à partir d'images

Devant le tableau « Giovanni Arnolfini » ( vers 1440 ) de Jan Van Eyck ( 1390 – 1441 )

 

Lettre à ma sœur et confidente à propos du portrait de mon fiancé

 

Lucques, le 30 mars 1440

Ma très chère Léonie,

 

C’est dans la douleur et le chagrin que je t’écris ces quelques lignes. Il faut impérativement que je t’expose les

raisons de mon désenchantement et de ma désillusion. En effet, je viens de recevoir le portrait de Giovanni

Arnolfini, mon futur époux et figure-toi que je suis désemparée et dans tous mes états. Comment Mère et Père

ont-ils pu me choisir un être aussi laid ? Je le trouve tout simplement repoussant et je crains de prendre mes

jambes à mon cou si jamais je ne pose encore une fois les yeux sur cette petite toile, qu’effrayée, j’ai aussitôt

retournée sur la table du salon. Il faut que tu me comprennes, ma chère Léonie… Une tête en forme d’œuf, au

teint saumâtre, coiffée d’un chapeau rouge ridicule sous lequel se dissimule sans aucun doute une calvitie

naissante où des cheveux épars livrent un dernier combat sur un champ de bataille désolé. Deux billes vertes

à la place des yeux, vitreux et plissés, sans vie, à l’affût de la prochaine affaire ou négociation : des yeux qui

semblent n’exister que pour les espèces sonnantes et trébuchantes. Cet homme sait indéniablement gérer sa

fortune mais la mienne risque d’être sérieusement contrariée si j’accepte le ticket qu’il semble me tendre avec

un enthousiasme débordant. Comment vivre avec un avare qui ne pense qu’à sa cassette et ne saura jamais me

dire que je suis belle et attirante ? Quant à ses organes auditifs, il a eu la bonne idée de les cacher sous les rabats

de sa coiffe qui lui font des oreilles pendantes d’un vieux chien de chasse épuisé. Une chose est certaine : si

Giovanni a couru à une époque, ce n’était sûrement pas après les demoiselles … quoique ? Il les a peut-être

coursées, en vain, revenant bredouille de ses longues chasses en solitaire. Que dire de son nez qui lui défigure le

visage ? C’est un roc !  C’est un pic ! C’est un cap ! Que dis-je, c’est une péninsule ! Et en variant le ton,

(respectueux ) « Souffrez, Monsieur, qu’on vous salue, c’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! » 

Une évidence pour un marchand ! Terminons par sa bouche : j’ai comme l’impression qu’il ne l’ouvre jamais et

qu’il est capable de régler toute affaire courante sans prononcer une parole. Nul doute, chez lui, la bourse

 

commande et conclue mais je redoute qu’il ne sache l’ouvrir souvent pour m’offrir des tenues élégantes et

distinguées. Ses lèvres pincées ne sont guère engageantes non plus et l’idée de poser un baiser sensuel et délicat

sur cette cavité hermétique me répugne déjà profondément.

Non, ma chère sœur, ne me demande surtout pas de faire contre mauvaise fortune bon cœur…

Je ne veux pas de cet homme au physique ingrat ni d’une vie terne et ennuyeuse auprès de ce commerçant

cupide et sans passion. Plutôt mourir que de me rendre à Bruges avec ce marchand qui me glace les sangs.

 

Empresse-toi de me répondre

Ta sœur fidèle et aimante

Emma

 

Pardon pour l’anachronisme…

« La tirade des nez » extraite de « Cyrano de Bergerac » d’Edmond Rostand a été écrite en 1897 !